Regard sur

Compter pour gouverner, une histoire de chiffres et de stats

Ecouter Anne Conchon Professeure d’histoire économique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse à l'IDHE.S et Béatrice Touchelay Professeure d'histoire contemporaine à l'université de Lille, chercheuse à l'Institut de recherches historiques du Septentrion dans la Série "Etat et économie, une histoire de pouvoir" sur France culture.

Que disent les chiffres du fonctionnement des sociétés qui les produisent et les utilisent ? Quelle influence ont-ils sur les pratiques économiques, sociales et politiques ? En quoi l’étude des chiffres éclaire-t-elle les rapports entre public et privé, État et entreprise, depuis l'Ancien Régime ?

Ils sont partout, nous ne pouvons pas leur échapper ; ils nous suivent et nous poursuivent : les chiffres ! Ce sont eux qui servent à former les nombres, dont le monde du commerce se saisit pour construire sa comptabilité, dont l’État se régale pour mieux gouverner. Alors, comme le déclarait Patrick McGoohan, qui incarnait le numéro 6 dans la série Le Prisonnier, dans les années 1960 (diantre, encore un nombre) : "Je ne suis pas un Numéro, je suis un homme libre !"

Chiffres publics et statistiques sous l'Ancien Régime

Sous l’Ancien Régime, il est difficile de parler de chiffres publics et de chiffres privés, car ces catégories n’ont pas la pertinence qu’elles ont aujourd'hui. Le domaine public renvoie au roi, et notamment à la fiscalité et aux taxes que le pouvoir décrète. Néanmoins, les dépenses personnelles du roi sont comprises comme des dépenses publiques. La notion de finances publiques est encore floue.

L’État exerce une emprise sur les comptes privés dès l'Ancien Régime, à travers l'ordonnance de commerce de 1673, qui oblige les marchands à tenir une comptabilité et instaure un contrôle public des données chiffrées. Dans le même temps, l’essor du calcul et de l’économie politique participe à l’avènement d’une approche scientifique de l’économie, notamment à travers l’arithmétique politique, dont l’objet est de mesurer la richesse des États.

L’historienne Anne Conchon note que "l'importance relative du chiffre rend compte des transformations des économies et des sociétés dans la longue durée." Elle cite l’ouvrage de référence d’Alfred Crosby, La Mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), qui montre "une montée en puissance de l'introduction des chiffres depuis la période médiévale". L'historienne relève la "demande intellectuelle, sociale, politique en matière de mesures, de mathématisation des réalités, de quantification. Ce phénomène s’amplifie à la période moderne et notamment au XVIIe siècle avec la révolution scientifique".

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L'ambition statistique face au secret

Les chiffres sont généralement le fruit d’une hybridation entre les acteurs publics et les acteurs privés, ce qui ne va pas sans son lot de résistances et de conflits. Les acteurs privés voient bien souvent l’intervention de l’État comme une entorse au secret des familles ou au secret des affaires, notamment pour les questions de fiscalité. Pour l’État, il est pourtant essentiel de produire et d’utiliser des chiffres et des statistiques, afin de légitimer sa position et son pouvoir. L’ambition statistique de l’État se heurte aux réticences, voire à la méfiance des acteurs privés, qui craignent la publicisation de leurs données, et peuvent parfois refuser de coopérer. Pourtant, les statistiques publiques sont immanquablement tributaires des chiffres privés.

Toutefois, Anne Conchon fait remarquer que l’État peut adopter la même logique du secret et rechigner à divulguer les chiffres des finances publiques pour ne pas alarmer d’éventuels créanciers. "Au XVIIIe siècle, il y a une tension entre une politique attachée au secret des finances", constate l’historienne, "et un Necker (ministre des finances de Louis XVI, ndlr) qui table sur une transparence, quoique fausse. Il publie le compte-rendu dit de 1781, censé rendre compte de l'état des finances, mais qui est une fiction complète. C'est une opération de communication destinée à attirer le crédit public."

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L'essor des statistiques publiques

À la période contemporaine, les statistiques publiques deviennent peu à peu hégémoniques. Un service de statistiques public centralisé et puissant se met progressivement en place, avec la création de la Statistique générale de la France (SGF) en 1833, puis du Service national des statistiques (SNS) en 1941, sous le régime de Vichy, et enfin de l’INSEE en 1946, l’Institut national de la statistique et des études économiques pour la France et l’Outre-mer. "En mars 1944, le Conseil National de la Résistance définit un programme de reconstruction à long terme. L'un des piliers de cette reconstruction doit être l'information économique, qui est considérée comme un devoir d'État. C'est pour cela qu'est créé l'INSEE", explique l’historienne Béatrice Touchelay. "Il n'est pas question de définir l’information économique uniquement pour l'État, mais de la diffuser."

La seconde moitié du XXe siècle voit néanmoins le renforcement du pouvoir des chiffres privés, à travers la mondialisation et la généralisation du numérique, ce qui va de pair avec des contestations multiples des chiffres publics.

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Pour en savoir plus

Anne Conchon est professeure d'histoire moderne à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches en histoire économique et sociale portent sur les privilèges d’entreprises, la fiscalité et les finances, les savoirs économiques.
Elle a notamment publié :

  • Dictionnaire de la France d’Ancien Régime, coécrit avec avec Isabelle Paresys et Bruno Maës, Armand Colin, 2004
  • Le Péage en France au XVIIIe siècle. Les privilèges à l’épreuve de la réforme, CHEFF, 2002

Béatrice Touchelay est professeure d'histoire contemporaine à l'université de Lille. Ses recherches d'histoire économique et sociale portent sur l'histoire de la statistique, de la comptabilité des entreprises, de l’impôt et du contrôle.
Elle a notamment publié :

  • Dictionnaire historique de comptabilité des entreprises, coédité avec Nicolas Praquin et Didier Bensadon, Presses universitaires du Septentrion, 2016
  • La Marque expert-comptable au service de l'économie. 70 ans d'histoire, coécrit avec Fabien Cardoni Cliomédia, 2013
  • L’État et l’Entreprise. Une histoire de la normalisation comptable et fiscale à la française, Presses universitaires de Rennes, 2011
  • La Fabrique des experts comptables. Une histoire de l’INTEC 1931-2011, coécrit avec avec Samuel Sponem et Luc Marco, L’Harmattan, 2011
  • La Genèse de la décision, chiffres publics, chiffres privés dans la France du XXe siècle, codirigé avec Philippe Verheyde, Éditions Bière, 2009

Anne Conchon et Béatrice Touchelay ont codirigé avec Fabien Cardoni et Michel Margairaz, l'ouvrage Chiffres privés, chiffres publics XVIIe-XXIe siècle. Entre hybridations et conflits, Presses universitaires de Rennes, 2022.

Anne Conchon a cité l'ouvrage La Mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600) de Alfred W. Crosby, paru en 1997 aux éditions Cambridge University Press.